Une force normale n’est pas indispensable pour une main fonctionnelle – Entretien avec Valérie Decostre

Valérie Decostre est kinésithérapeute et chargée de recherche au laboratoire de physiologie et d’évaluation neuromusculaire, dirigé par Jean-Yves Hogrel, au Centre d’Exploration et d’Évaluation Neuromusculaire de l’Institut de Myologie. Elle vient de publier un article (1) qui examine le lien entre la force et la fonction musculaire au niveau de la main dans la dystrophie musculaire de Duchenne (DMD) et dans l’amyotrophie spinale (SMA). Entretien avec Valérie Decostre.

Dans quel contexte cette étude a-t-elle été menée ?

La force et la fonctionnalité de la main sont fondamentales au quotidien. En milieu médical, la fonctionnalité désigne ce qui est lié à la capacité de réaliser des activités de la vie courante comme se laver, manger, se déplacer, etc. Dans les pathologies neuromusculaires, certains patients présentent une faiblesse musculaire au niveau des mains, mais gardent une force suffisante leur permettant de manipuler un fauteuil roulant électrique, une souris d’ordinateur ou un téléphone par exemple. La force musculaire permet non seulement d’assurer les fonctions de la main mais aussi de maintenir une certaine autonomie.

Pour les essais cliniques portant sur des maladies neuromusculaires comme les dystrophies musculaires de Duchenne et de Becker, l’Agence européenne des Médicaments (EMA) recommande d’ailleurs des mesures de force musculaire et de fonction motrice comme critères d’évaluation.

Nous avons voulu explorer la relation entre force et fonction de la main, qui n’a pas encore été décrite jusqu’à présent. En particulier, à partir de quel niveau de perte de force de la main ou des doigts y a-t-il une répercussion fonctionnelle ? La perte de force musculaire progressive s’accompagne-t-elle d’un déficit fonctionnel progressif en parallèle ? La relation entre force et fonction de la main diffère-t-elle selon les pathologies neuromusculaires ?

Comment avez-vous procédé ?

Nous avons analysé les mesures de force et de fonction de 168 patients âgés de 6 à 31 ans, dont 91 atteints de DMD et 77 atteints de SMA (60% avec SMA de type 2 et 40% avec SMA de type 3, moins sévère que le type 2) issues de 3 études observationnelles multicentriques. La force de préhension de la main a été mesurée à l’aide du dynamomètre MyoGrip (photo de gauche) et la force de pince entre le pouce et l’index a été évaluée par le dynamomètre MyoPinch (photo de droite). Ces appareils ont été conçus et développés dans notre laboratoire. Ils peuvent détecter de très faibles forces ou de très faibles variations de force.

La fonction de la main a été mesurée de trois manières : 1) avec la MoviPlate*, un outil qui mesure la coordination et l’endurance au niveau des doigts, de la main et du poignet, 2) avec les items relatifs à la main de l’échelle MFM**, où l’évaluateur clinique attribue lui-même des scores selon la performance du patient, et enfin 3) avec l’ auto-questionnaire CHFS***, où le patient s’attribue lui-même un score selon ses capacités fonctionnelles pour différentes tâches manuelles de la vie quotidienne .

Qu’avez-vous observé ?

Globalement, on voit que chez les patients DMD et SMA (types 2 et 3 confondus), la fonction de la main reste d’abord préservée malgré une perte de force de préhension et de pince progressive. Puis, lorsque la perte de force devient trop importante, la fonction ne peut plus être assurée et se dégrade progressivement. Il y a donc une force minimale requise pour que la main fonctionne de manière optimale. En deçà de cette force minimale requise, une légère perte de force peut s’accompagner d’une importante aggravation fonctionnelle. Nous avons voulu déterminer cette force minimale requise, en deçà de laquelle la fonction de la main s’altère, et si cette force minimale seuil est la même dans la DMD et dans la SMA.

Comment avez-vous identifié cette force minimale seuil ?

Nous avons utilisé une technique statistique§ pour identifier la force seuil en deçà de laquelle la fonctionnalité de la main est impactée.

Lorsque la fonction de la main est évaluée par les items de la MFM chez les patients atteints de DMD, la force de préhension seuil se situe à 41% de force prédite§§, c’est à dire que lorsqu’un patient avec DMD a une force de préhension inférieure à 41% de celle d’un sujet sain de même âge et de même genre, sa fonction va commencer à décliner. Pour les patients avec SMA (de type 2 et 3 confondus), le seuil de force de préhension se trouve à 13 % de la force prédite pour un sujet sain (% pred). Les seuils de force de pince des doigts étaient de 42 et 26 % de valeur prédite dans la DMD et la SMA, respectivement. La force seuil à partir de laquelle la fonction de la main va décliner varie donc en fonction du groupe musculaire (préhension ou pince) et de la pathologie (DMD ou SMA).

Lorsque la fonction de la main est évaluée avec la Moviplate, le seuil de force à partir duquel le score obtenu à la Moviplate va se dégrader est 11% de force prédite pour les patients avec DMD et 8% de force prédite pour les patients avec SMA.

Pour l’auto-questionnaire, n’ayant pas suffisamment de données pour faire cette analyse, nous n’avons pas identifié de force seuil à partir de laquelle les résultats au questionnaire montrent une dégradation de la fonction.

Qu’en avez-vous conclu ?

La relation entre la force et la fonction de la main est significative. Cependant, une perte de force de la main ou des doigts n’entraîne de répercussion fonctionnelle qu’en deçà d’une valeur de force seuil qui dépend du groupe musculaire et de la pathologie neuromusculaire. 

Donc, lorsque les patients avec DMD développent une force de préhension maximale inférieure à 41% de celle d’un sujet sain, la fonction de leur main se dégrade au fur et à mesure que la faiblesse musculaire progresse. En revanche, les patients avec SMA voient la fonction de leur main préservée tant que leur force de préhension n’est pas inférieure à 13% de la valeur prédite pour un sujet sain. Pour expliquer la différence de force seuil entre DMD et SMA, nous avons proposé l’explication suivante. Les patients avec DMD souffrent souvent de rétractions musculotendineuses, ainsi que les patients avec SMA2, mais pas les patients avec SMA3. Avec moins de rétractions, les patients atteints de SMA disposent probablement d’un plus large éventail de stratégies motrices possibles pour compenser leur faiblesse musculaire.

Enfin, et c’est pour moi le plus intéressant, ces résultats montrent qu’il n’est pas indispensable d’avoir une force normale pour une main fonctionnelle. Et donc, si des thérapies permettent de maintenir la force au-dessus d’un certain seuil, on peut espérer maintenir une fonction de la main optimale.

Quelles sont les perspectives ouvertes par ces travaux ?

Pour les cliniciens, il s’avère donc essentiel de suivre l’évolution de la force maximale de la main afin de prévenir si possible, et d’anticiper les répercussions fonctionnelles d’une perte de force.

Pour les essais cliniques, la connaissance de la relation entre la force et la fonction de la main, ainsi que du seuil de force devrait améliorer l’homogénéisation des participants inclus et la sélection de critères d’évaluation appropriés : (i) Si l’on inclut des participants dont la force de la main est supérieure au seuil et qui présentent donc peu ou pas de déficit fonctionnel, une intervention thérapeutique n’aura d’impact que sur la force. (ii) Si l’on inclut des participants dont la force est inférieure au seuil et qui présentent donc un déficit fonctionnel progressif, une intervention thérapeutique devrait avoir un impact à la fois sur la force et sur la fonction de la main. Ainsi, alors que la mesure de la force de la main sera informative dans tous les cas, les mesures fonctionnelles seront pertinentes principalement chez les participants dont la force de la main est inférieure au seuil. 

Dans la suite de ce travail, il serait aussi intéressant d’examiner la relation entre la force et la fonction au niveau du membre inférieur, ou du membre supérieur dans son ensemble.  On pourrait aussi essayer de comprendre la différence de seuil de force entre DMD et SMA : Outre les rétractions qui diffèrent dans ces deux pathologies, d’autres facteurs tels que la dextérité, la perception de la position, les sensations cutanées, la coordination bi-manuelle, la stabilité du bras et le contrôle du tronc contribuent à la performance des membres supérieurs et de la main, mais restent à étudier dans ces maladies neuromusculaires.

 

(1) Decostre V, De Antonio M, Servais L, Hogrel JY. Relationship Between Hand Strength and Function in Duchenne Muscular Dystrophy and Spinal Muscular Atrophy: Implications for Clinical Trials. J Neuromuscul Dis. 2024 May 22. doi: 10.3233/JND-230182. Epub ahead of print. PMID: 38788084.

*  La MoviPlate a aussi été conçue et développée au laboratoire.

** MFM = Mesure de Fonction Motrice

*** CHFS = Cochin Hand Function Scale

§ La courbe ROC (Receiver-Operating Characteristic) est notamment utilisée pour estimer la valeur seuil optimale permettant de catégoriser des éléments (dans notre cas, la fonction de la main) en deux groupes distincts (fonction normale ou fonction anormale).

§§ La force prédite est calculée par une équation dans laquelle sont rentrés l’âge et le genre du patient. Cette équation a été développée à partir de mesures de force réalisées chez de nombreux sujets sains. Elle permet de prédire la force moyenne que développerait un sujet sain de même âge et de même genre que le patient considéré.